lundi 7 décembre 2020

Comme un garçon ou l'apologie de la masculinité toxique

J'ai un peu hésité avant d'écrire cet article, parce que je ne savais pas vraiment dans quoi je m'embarquais. Mais je me suis dit que je n'étais peut-être pas la seule personne que la lecture de cette BD avait mise mal à l'aise et j'avais besoin d'en parler, de mettre mes ressentis par écrit et tant qu'à faire j'ai eu envie de les partager avec vous.

Avant toute chose, un énorme Trigger Warning: dans cette BD il va être question de relations toxiques et de harcèlement et d'agressions sexuelles. Alors si vous n'êtes pas à l'aise avec ce genre de sujet, je vous invite à ne pas lire cet article.
De plus, afin d'étayer mes propos, je vais devoir spoiler certains passages des tomes en question (images à l'appui). 
Vous voilà prévenus. Passons maintenant au vif du sujet.

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Charlotte est la demi-soeur de Xavier. Leur jeu favori consiste à se défier sans cesse. Et Charlotte perd toujours. 
À l’adolescence, la tradition perdure jusqu’au jour où, en guise de gage, elle accepte de passer une année déguisée en garçon dans un collège exclusivement masculin tout en pariant qu’elle ne se fera pas prendre. 
Adieu vie de princesse et bains moussants, une vie compliquée démarre pour elle.

Bon déjà le résumé du premier tome est bancal puisque Charlotte n'est pas une ado mais une jeune adulte qui rentrer à la fac. J'ai vérifié et ce résumé n'est pas celui qui figure sur la quatrième de couverture (heureusement !) mais c'est celui que l'on trouve sur tous les sites de vente et même sur le site de l'éditeur lui-même...

La première question que je me pose, c'est pourquoi vouloir faire passer l'héroïne de la BD pour une ado ? Non parce que tout ce qui s'y passe est déjà assez dérangeant en sachant qu'elle est adulte, mais si elle était ado ce serait encore pire.
La seule raison que j'y vois, c'est que l'éditeur a voulu attirer le public cible en faisant passer l'héroïne pour une ado. Parce que oui, la BD est conçue pour un public adolescent et cela me dérange encore plus, vu les TW que j'ai évoqués plus haut.

Mais revenons à nos moutons.

Vous l'aurez compris, Charlotte va devoir emménager dans une résidence exclusivement masculine à la fac si elle veut remporter son pari.
Evidemment elle se retrouve à avoir un colocataire qui partage sa chambre en la personne de Gabriel, vous imaginez donc aisément tout ce que cela implique.

Le pitch de l'histoire aurait pu être sympa s'il avait été bien traité. Malheureusement ce n'est pas le cas et nous en avons rapidement la preuve dans le premier tome, alors que Charlotte se fait surprendre par Gabriel alors qu'elle est sous la douche. Ce dernier l'accule complètement nu et lui vole un baiser alors qu'un autre personnage entre dans la pièce, tout cela pour "sauver les apparences".
Par la suite elle s'enfuit de la salle de bain pour retourner dans leur chambre, Gabriel la suit et l'embrasse de nouveau de force en déclarant "T'es bien une fille".
Au bout de seulement 30 pages le problème est posé. Nous sommes face à une BD pour adolescent·es qui  nous propose une scène d'agression sexuelle qui passe crème et n'est jamais remise en question par aucun des personnages. Au contraire, cette scène est même totalement érotisée.

Nous allons avoir droit à ce genre de scène dans chaque tome de la saga, sans que cela ne soit jamais critiqué, que cela vienne des personnages masculins ou féminins d'ailleurs.

Parce qu'après cette fameuse scène, Gabriel et Charlotte concluent un pacte: Charlotte - alors déguisée en Charlie - doit se rapprocher d'Amaury et de sa bande, afin que Gabriel puisse se venger de ce dernier (on apprendra par la suite qu'Amaury harcelait Gabriel au collège, parce que celui-ci était gros et avait des lunettes).
Pour cela, Charlie doit faire semblant de s'intéresser à Héloïse, la petite soeur d'Amaury. On se rend rapidement compte que cette dernière n'est pas non plus très au fait des notions de consentement, car elle essaie sans cesse d'embrasser, de toucher et de coucher avec Charlie alors qu'iel tente de s'esquiver à chaque fois.

Alors ok, Charlie se débine à chaque fois car iel ne veut pas que sa supercherie soit découverte, mais cela Héloïse ne le sait pas. Pour elle Charlie est juste timide et elle se sent en droit de lui forcer la main pour qu'il se décoince. 

Que ce soit dans un sens ou dans l'autre, ce genre de comportement est totalement à proscrire dans des relations. Et que cela soit représenté sans cesse dans une BD à destination des adolescent·es je trouve cela dangereux. Très dangereux.

On passe notre temps à essayer de sensibiliser les gens aux notions de respect, de consentement, à expliquer que forcer quelqu'un à faire quelque chose ce n'est en aucun cas acceptable et on nous sert ici une BD qui balance tout ça à la poubelle en un claquement de doigts et qui fait miroiter aux lecteurices que ce type de comportement est acceptable (surtout si on est canon hein, parce que si on est moche, gros·sse ou juste un peu différent·e, là c'est répréhensible).

On propose ce type de lecture aux adolescent·es sous couvert d'une histoire originale et drôle et après on s'étonnera du nombre de plaintes pour harcèlement de rue, agression, viols, violences conjugales et autres joyeusetés...
Parce que si ces comportements ne sont jamais dénoncés ou discutés dans la littérature - jeunesse ou adulte - ils apparaîtront toujours comme normaux aux yeux des gens et les mentalités ne changeront pas.
Et ça, ça me met vraiment en rogne.

Les événements cités ci-dessus se passent dans le premier tome, mais cela continue allègrement dans les tomes suivants. 
Au choix nous avons aussi des clichés totalement malsains sur les hommes et les femmes, Amaury qui ne supporte pas Charlie parce qu'il le trouve maniéré et efféminé, de la manipulation de Gabriel envers divers personnages qu'il fait chanter à sa guise, une romance totalement malsaine entre Charlotte et Gabriel, qui se transforme d'ailleurs en triangle amoureux avec Amaury dans le tome 4 (où on dit quand même à Charlotte qu'elle a de la chance d'avoir deux hommes pareils à ses pieds...), une pseudo amitié-rédemption entre Amaury et Gabriel, qui se disputent les faveurs de Charlotte de manière "fair-play", un passé douloureux pour Amaury qui explique son comportement machiste et j'en passe. 

Mais la pire scène (oui parce qu'il y a pire que la scène de la douche...) reste tout de même celle du tome 3 où après avoir invité tout le monde chez lui pour une fête d'Halloween, Amaury enferme Charlotte dans une pièce, la drogue pour l'endormir et en faire la récompense d'une chasse au trésor qu'il organise dans son labyrinthe... Le premier à la retrouver pourra l'embrasser pour tenter de la réveiller.
Heuuu, on est où là ? Cette scène aurait peut-être eu sa place dans un thriller policier angoissant, mais pas dans une BD destinée à des ados !! 

Cela dit, c'est aussi la seule scène où deux personnages remettent légèrement les choses en question: Héloïse dit à Amaury "qu'il est vraiment trop con" (non on n'aura pas mieux) et Charlotte se rebelle contre Gabriel qui déclare "qu'il lui avait bien dit que c'était une mauvaise idée d'aller à cette soirée".
On est quand même sur une scène de culpabilisation d'une victime d'agression sexuelle, tout va bien...
Vous conviendrez que par rapport à tout ce que j'ai cité plus haut, ces deux réflexions sont tout de même très minimes.

Je vous le dis, RIEN ne va dans cette BD ! 
On a l'impression que l'autrice a compilé tous les mauvais comportements relationnels humains pour les fourrer dans sa BD en se disant que c'était une bonne idée... 
Spoiler alert: ça ne l'est pas !

Pour tout vous dire, lorsque j'ai lu le premier tome de cette BD il y a quatre ans je n'y avais pas trouvé plus de défauts que ça, si ce n'est que les personnages étaient très clichés et que la scène de la douche m'avait interpellée. 
Mais en le relisant aujourd'hui, après avoir énormément appris en matière de féminisme, de sexisme, de consentement et autre, j'ai pu m'apercevoir de tout ce qui n'allait pas dans cette saga.

D'autres que moi (et notamment les plus jeunes) n'auront pas ce recul nécessaire pour remettre en question ce qui est présenté comme normal dans ce récit et c'est cela qui me pose problème.
Qu'on leur expose ça en le présentant comme normal. Qu'on présente un harceleur comme quelqu'un de romantique. Qu'on présente une relation toxique comme mignonne. Ce n'est pas sain.

Je n'appelle pas à la cancel culture (même si personnellement certain·es auteurices sont banni·es pour toujours de mes propres bibliothèques), mais j'aimerai justement que les auteurices qui écrivent ce genre de choses se remettent en question et voient que ce qu'iels écrivent impacte les personnes qui les lisent.

Je ne dis pas non plus qu'il ne faut pas lire ces BD, ou ne pas les faire lire aux ados, mais j'estime alors qu'il faut que cette lecture s'accompagne d'une discussion posée et argumentée avec les plus jeunes, justement pour pointer du doigts tous ces comportements inappropriés et dangereux.
Faire prendre conscience qu'une relation - amicale ou amoureuse - qui repose sur un rapport de force n'est pas saine, qu'une agression sexuelle n'a rien de glamour et que le consentement n'est jamais optionnel.

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Voilà pour mon avis sur la saga Comme un garçon de Jenny. Comme je l'ai dit, à la première lecture j'avais été interpelée par la scène de la douche, mais je n'avais pas vu tout le reste et je pensais encore que la BD allait nous emmener sur autre chose.
Malheureusement ce ne fut pas du tout le cas.

Cet article n'est pas là pour fustiger qui que ce soit, mais pour faire prendre conscience au gens que notre société qui glamourise à outrance ce genre de comportement (et je pense notamment à la saga Fifty Shades et à 365 DNI) est encore énormément empreinte de tout ce que le patriarcat fait de pire et qu'il est temps qu'on le remette en question.

Illustrations: Comme un garçon par Jenny © Delcourt 2019

8 commentaires:

  1. Merci pour cet avis, cette BD me faisait bien envie au premier coup d'oeil, mais vu les problématiques soulevées, je passerai le tour ! C'est fou que rien ne soit remis en cause... Super article en tout cas, c'est important de montrer des comportements et propos pas sains du tout, surtout pour des jeunes en "construction" comme tu le dis si bien...

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    1. Je me suis laissée avoir aussi par les couvertures attractives et le résumé, du coup je me suis dit que je ne devais pas être la seule.
      Mais sérieux, je suis choquée qu'on mette dans les mains des adolescent·es sans se poser de question...

      Merci pour ton retour en tout cas :-)

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  2. Il est important aussi d'écrire ce genre d'avis, de dénoncer ce qui doit l'être. Comme tu le dis, il n'est pas normal que les différentes situations ne soient pas remises en cause par les personnages à un moment ou à un autre. Forcément, je passe mon tour. Il est hors de question que je lise cela. Mais, j'approuve ton paragraphe sur l'importance d'ouvrir la discussion si des jeunes (ou moins jeunes d'ailleurs) le lisent quand même.

    J'ai le cas de figure dans ma lecture actuelle (Pars avec lui d'Agnès Ledig), avec une relation toxique et plusieurs agressions sexuelles. Pour le coup, c'est clairement dénoncé et pointé du doigt par plusieurs personnages, heureusement.

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    1. Merci pour ton retour. C'est toujours délicat d'écrire ce genre d'article, parce qu'on peut très vite être taxé de vouloir rendre la littérature politiquement correcte, ce qui n'est pas le but.
      Ici le but et de dénoncer et d'échanger, pour que les gens prennent conscience qu'il y a des situations et des actions problématiques.

      Ce genre de scène me choquerait effectivement moins si les différent·es protagonistes les remettaient en question à un moment, ce qui n'est le cas dans aucun des quatre tomes.

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  3. Je suis dégoutée, cette BD me tente depuis super longtemps et je n'en reviens pas que les comportements que tu dénonces ne soient jamais remis en question ! Ton article est super important et il ne faut pas hésiter à dénoncer ce qui ne va pas dans nos lectures.

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    1. Oui c'est dommage parce que les couvertures sont limites mensongères...
      J'avais beaucoup aimé ton article sur "Les petites distances" et je m'en suis inspirée ;-)

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    2. Oui c'est comme Les petites distances, il est important de dire quand ça ne va pas non plus. Surtout à l'heure actuelle où ce genre de contenu ne devrait plus exister sans remise en question/explications derrière.

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