mercredi 20 juin 2018

Monde du Livre #5 - Unpopular opinion: Oui, un livre ça se jette, surtout en bibliothèque !


Unpopular opinion: Oui, un livre ça se jette, surtout en bibliothèque !

Il y a quelques semaines, j'ai vu passer sur Facebook cet article concernant des éboueurs turcs qui avaient récupéré des livres jetés à la poubelle pour donner naissance à une sorte de bibliothèque de quartier.
Cet article circule depuis un petit moment déjà, mais là il avait été relayé par deux pages auxquelles je suis abonnée et que je suis régulièrement. C'est pourquoi il est réapparu dans ma TL tout récemment.

Si je salue grandement cette initiative - que je trouve vraiment géniale - j'ai par contre eu énormément de mal avec les commentaires qui l'accompagnaient.
Petit florilège:



Je dois vous avouer que ce n'est pas la première fois que je vois passer ce type de commentaires sur les réseaux sociaux. Chaque fois, lire de telles choses me hérisse le poil.
Alors je vais peut-être vous choquer, mais oui, nous jetons des livres en bibliothèque. Tout le temps en fait.

Je me rends compte que mes propos peuvent paraître barbares, mais laissez-moi vous expliquer tout cela avec mon point de vue de bibliothécaire (et donc de professionnelle de la lecture publique).

Petite précision: étant bibliothécaire en Belgique, je parlerais essentiellement des lois et décrets en application chez nous pour les bibliothèques publiques. Je ne me prononcerais pas pour les bibliothèques universitaires, spécialisées ou les centres de documentation. 
Pour régulièrement suivre et participer à des conversations avec eux, je sais que les bibliothécaires français fonctionnent généralement avec les mêmes méthodes que nous, mais en ce qui concerne les lois et décrets en application dans les bibliothèques publiques, je ne peux pas me prononcer. 
(D'ailleurs si vous voulez préciser ou rectifier des choses par rapport à cet article, je serais ravie d'échanger avec vous et de le mettre à jour).


L'élagage: une pratique courante et incontournable du métier de bibliothécaire.

L'élagage (appelé aussi désherbage ou révision des collections) est une pratique qui consiste à éliminer une partie des documents présents en bibliothèque dans le but de renouveler le fonds de celle-ci.
C'est une opération que l'on pratique très régulièrement, et qui repose sur différents critères tels que: l'état physique du document, sa date d'édition, la pertinence de son contenu, etc.

Alors oui, dans notre métier il y a tout de même des irréductibles bibliothécaires qui refusent d'élaguer des documents. Mais croyez-moi, c'est un acte nécessaire lorsque l'on travaille en bibliothèque publique.


Pourquoi élaguer en bibliothèque ?

Pour une raison très simple et purement matérielle: le manque de place.
Les bâtiments qui abritent les bibliothèques ne sont malheureusement pas extensibles. Nous sommes tributaires des locaux que les pouvoirs publics veulent bien mettre à notre disposition - dont l'espace est bien souvent insuffisant, je vous l'accorde.
Mais c'est la réalité du terrain et nous devons composer avec. C'est pourquoi, il y a une règle assez simple à suivre en bibliothèque: pour 10 nouveaux livres qui rentrent, 10 autres doivent sortir.
Logique et mathématique (alors que les bibliothécaires et les maths, bien souvent...)
On acceptera donc très rarement votre don composé de tous les succès de Levy, Musso, Bussi et autres Nothomb. Généralement c'est bon, on les a et on n'a pas besoin de les avoir en 5 exemplaires.

Mis à part le cruel manque de place dans les rayons, il y a aussi le critère de pertinence des livres que nous proposons au public.
En tant que bibliothécaire nous devons donner libre accès à la culture à notre public, mais nous devons également lui proposer des choses récentes et pertinentes.
Donc non, on ne gardera pas le livre de neurologie qui date des années 70, tout simplement parce que les pratiques dans ce domaine ont évolué. Pareil avec Windows XP pour les nuls.

Dans la même veine, nous nous fions également à nos statistiques de prêt. Lorsque certains ouvrages n'ont plus été empruntés depuis un certain nombre d'années (parfois certains ne sont plus sortis depuis plus de 10 ans), nous en concluons qu'ils n'intéressent plus notre public et donc nous les élaguons.

Et évidemment, il y a le critère qui fait le plus de mal aux défenseurs des livres: l'état physique du livre. Ceux qui hurlent en reprochant aux bibliothécaires d'élaguer leurs collections sont souvent les premiers à leur reprocher l'aspect physique du livre qu'ils viennent d'emprunter.
Il faut bien avouer que certains livres sont à un stade de décomposition très avancé. Cela est souvent dû au nombre de prêts accumulés par le livre durant sa carrière à la bibliothèque, mais également au non-respect des lecteurs par rapport aux livres qu'ils empruntent.

Eh oui, 99% du temps, nous jetons les livres abîmés, déchirés, mordus (si, si, ça existe), trempés ou ayant subi d'autres dommages corporels traumatisants.
J'ai récemment dû élaguer le premier tome de la trilogie Hunger Games car il nous est revenu dans un état épouvantable et que je ne pouvais décemment me résoudre à le remettre en rayon.

Moisissures bonjour !

Enfin, si après ces trois critères vous vous dites encore que les bibliothécaires sont des personnes sans cœur, sachez qu'en Belgique les bibliothèques publiques doivent respecter un décret paru en 2009 qui stipule - entre autre - que 50% de nos collections en libre accès doivent avoir moins de 10 ans.

Je ne sais pas si vous vous rendez compte de ce que cela représente, mais pour vous donner une idée, sachez que là où je travaille, nous avons à peu près 70.000 documents.
Moins de 10 ans, cela donne une date d'édition (ou de réimpression, nous ne sommes pas des monstres)  en 2008.
Cela veut dire, que si l'on veut suivre ce décret à la lettre (et c'est ce que l'on nous demande hein, sinon on nous supprime nos subsides) il faudrait que nous ayons en rayon 35.000 documents qui ont été édités après 2008.

Alors vous comprendrez que la collection complète des Harlequin de 1960 ou l'Encyclopédie Universalis de 1999, on évite de les garder...


Et la conservation du patrimoine dans tout ça ?

Avant tout chose, il faut que vous sachiez que la conservation ne fait pas partie de nos attributions. Une bibliothèque n'est pas un musée.
Comme je l'ai dit plus haut, le but des bibliothèques publiques est de mettre la culture et la littérature à disposition du public. Pas de conserver un quelconque patrimoine.

Encore que, ce n'est pas tout à fait juste.
Dans les bibliothèques publiques belges, nous avons souvent ce que l'on appelle un fonds local qui regroupe des documents (livres, affiches, CD, etc.) produits par des auteur.ices locaux, ainsi que des documents qui traitent de l'histoire de la ville/commune/village où l'on se trouve.
Mais généralement, ce fonds est alimenté de lui-même par nos propres archives et nos achats.

Pour ce qui est du reste, il y a la KBR (Bibliothèque Royale de Belgique) et la BNF (Bibliothèque Nationale de France).
Le but de ces deux institutions est de conserver le patrimoine national. Ces bibliothèques abritent le dépôt légal. C'est-à-dire que ces bibliothèques doivent posséder un exemplaire de chaque document écrit et publié par des auteur.ices de la nationalité du pays ou produit sur son territoire.
Lorsque l'on sait que la rentrée littéraire 2017 a produit 581 romans, on n'ose imaginer le nombre de documents présents dans ces institutions.



En Belgique, il existe également la Bibliothèque Centrale du Hainaut à qui les bibliothèques peuvent envoyer leurs documents élagués ayant une valeur patrimoniale.
Cette bibliothèque s'occupe alors de conserver ces documents dans les meilleures conditions possibles (mais là encore, pas en 10 exemplaires).


Et les dons de livres alors ?

Dans les commentaires que je vous ai partagés, certaines personnes se révoltaient contre le fait que lorsqu'elles veulent donner des livres en bibliothèque, les bibliothécaires font le tri dans ce qui leur est proposé.

Après avoir lu mes explications ci-dessus, vous devriez à présent mieux comprendre les raisons derrière ce geste.

Surtout qu'il arrive très régulièrement qu'on nous appelle pour nous proposer "des livres en très bon état" et que l'on se retrouve avec 10 caisses de livres qui étaient entreposés dans une cave humide ou un grenier non aménagé.
Bonjour les crottes de souris, les cadavres d'araignées et les puces de livres...

Oui, oui, ce sont bien des dons...

Alors quand vous venez avec vos propositions du type "Ma grand-mère/tante/cousine au troisième degré (biffez les mentions inutiles) est récemment décédée et elle avait beaucoup de livres, est-ce que vous les reprenez?" notre réponse sera très souvent "Non".
Pour toutes les raisons citées ci-dessus.

Cependant, certaines bibliothèques moins bien fournies et/ou ayant un budget acquisitions réduit seront parfois intéressées. Toujours par des livres en bon état et récents, évidemment.
Le mieux est alors de téléphoner ou d'envoyer un mail accompagné de photos, afin que les bibliothécaires puissent sélectionner ce qui leur manque.


Où vont les livres élagués?

Il y a plusieurs possibilités suivant ce que l'on élague en bibliothèque.

  • Comme dit plus haut, les livres ayant une valeur patrimoniale sont envoyés à la Bibliothèque Centrale du Hainaut.
  • Si nous retirons de nos collections des livres sur un sujet spécifique, nous contactons des associations, des centres de documentation, des musées ou autres afin de les leur proposer.
  • Parfois certains livres sont retirés du libre accès car ils sortent peu ou sont un légèrement abîmés, mais sont placés en réserve car jugés indispensables (comme certains classiques par exemple).
  • Nous donnons également des livres jeunesse élagués (en bon état cela va de soi) aux écoles présentes sur notre territoire.
  • Certaines bibliothèques organisent des journées durant lesquelles elles donnent ou revendent leurs livres élagués à petits prix. Néanmoins, là aussi nous finissons par jeter des livres qui n'intéressent personne et qui s'accumulent.
  • Mais dans le cas de livres véritablement abîmés et irréparables, ceux-ci sont jetés et mis au bac de recyclage.

Conclusion

S'il vous plaît, arrêtez de diaboliser le fait de jeter un livre. Le livre n'est pas un objet de culte, mais un objet de consommation comme un autre (même si je n'apprécie pas ce terme et tout ce qu'il implique); il faut le désacraliser.
Les bibliothécaires qui jettent un livre ou n'acceptent pas les dons savent très bien ce qu'iels font. Cela fait partie de notre métier, de nos attributions et de nos études.

Si on estime qu'un livre n'a pas sa place dans nos rayons, c'est que c'est le cas. Nous y travaillons 38h par semaine, réparties sur 5 ou 6 jours. Nous connaissons nos rayons, nos collections, nos budgets et notre public.
Bref, nous connaissons notre métier.

16 commentaires:

  1. Ah ! Le fameux article que j'attendais avec curiosité. C'est bien que tu expliques la situation, car je ne pensais pas qu'en bibliothèque on faisait cela. Avec tout ça, cela devient moins "barbare", pour reprendre ton mot, et beaucoup plus compréhensible.

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    1. Merci pour ton retour ! C'est dans le but d'expliquer nos pratiques au public que j'ai écrit cet article :-)

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    2. Merci beaucoup pour toutes ces informations. Ça fait plaisir d'en apprendre plus sur ce sujet :)

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    3. Très contente d'avoir des retours sur cet article qui me tenait énormément à cœur ! :D <3

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  2. Même dans les bibliothèques privées comme celle où je suis bénévole, on fait de l'élagage C'est indispensable ! Chez nous c'est braderie ou en dernier ressort son ou poubelle

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    1. Oui c'est une pratique indispensable, mais le public ne le comprend pas toujours et s'indigne.
      J'ai donc voulu expliquer tout ça au mieux ;-)

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  3. Article super intéressant et tout bien expliqué ! Je n'avais jamais réfléchi à la question ! Merci :)

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    1. Merci pour ton retour ! Je suis contente que cet article intéresse autant ! :D

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  4. Un article très intéressant et instructif. Merci d'avoir éclairée ma lanterne, et oui il faut admettre que rien est éternel. :)

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    1. Au plaisir ;-)
      Ou malheureusement rien n'est éternel, et encore moins des livres de bibliothèque...

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  5. Donc donc.. je désacralise bien le livre, quand il m appartient... en pliant quelques pages, en notant mes commentaires, en « fluotant» des passages..����
    Cela dit, j aime beaucoup ton article qui remet un peu les choses en place et nous permet de mieux comprendre votre travail, qui est loin de se résumer au « prêt» comme beaucoup l imagine.

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    1. Ahaha oui, c'est clair que tu es en plein dedans ^^
      Du moment que tu ne le fais pas dans les miens, je n'ai aucun problème avec ça ;-)
      Merci pour ton retour <3

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  6. Oh l'état du HG ! C'est un client qui l'a rendu comme ça ? -_-
    Ton article est très intéressant. Il est normal que les bibliothèques ne prennent pas les livres qui n'intéresseront pas les lecteurs ou s'en débarrassent.

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    1. Oui le livre a été rendu par un lecteur. Je l'ai vraiment mauvaise parce que c'était seulement la 2e ou 3e fois que le livre Sortait... -_-"

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    2. Purée, j'aurais été super gênée à sa place. Non, attends, à sa place, j'aurais été acheter un nouveau livre à rendre !

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    3. Il y en a qui le font spontanément, mais d'autres qui s'en fichent...
      Le lecteur qui m'a rendu ce livre n'est jamais revenu, donc pas de livre remplacé :-/

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